Le Québec a changé. Comme tout et tout le monde, ai-je envie d’écrire. Les situations évoluent, les mentalités s’ajustent, avec plus ou moins de bonheur. Rêver d’un Québec figé dans ses “valeurs” relève de l’utopie — et n’est d’ailleurs pas souhaitable.
La question de l’immigration revient sans cesse dans le débat public, et pas seulement au Québec. Si on s’y penche sans tomber aussitôt dans la polarisation, on distingue, selon moi, trois dimensions : la mécanique des choix, la capacité réelle d’accueil et l’équilibre culturel. Trois couches qui s’entrecroisent et qui, mal gérées, créent plus de tensions que de solutions.
D’abord, qui fait venir qui, et pourquoi ? L’État fixe des quotas et sélectionne les profils recherchés — main-d’œuvre spécialisée, regroupement familial, réfugiés. L’économie, de son côté, influence fortement ces choix : elle réclame des bras où la main-d’œuvre manque, des cerveaux là où la compétition mondiale s’intensifie. Il y a là un va-et-vient constant entre besoins économiques et décisions politiques. Et puis il y a les individus, avec leurs raisons vitales : fuir une guerre, chercher une vie plus stable, offrir un avenir à leurs enfants. L’immigration n’est donc jamais un bloc homogène, mais une rencontre d’intérêts multiples.
Vient ensuite la question du seuil, cette limite invisible où le nombre cesse d’être neutre et devient un problème. Tant que l’arrivée est progressive, accompagnée de ressources suffisantes — logement, emploi, école, apprentissage de la langue —, l’accueil peut bien se dérouler. Mais si le rythme s’accélère, si les infrastructures ne suivent pas, la société hôte se sent débordée. L’impression de perdre le contrôle suffit à provoquer un réflexe de rejet. Ce n’est pas, à mes yeux, de l’hostilité : c’est plus souvent la peur de voir le quotidien se compliquer — logements plus rares, écoles surchargées, services saturés — et, plus sourdement, le sentiment de moins se sentir chez soi. Ce sentiment, largement sous-estimé dans le débat public, pèse pourtant lourd : il touche à la langue qu’on entend, aux codes partagés, aux repères culturels. On parle beaucoup de chiffres et de quotas, mais c’est souvent ce terrain intime, invisible, qui détermine l’acceptabilité réelle de l’immigration.
Le troisième plan est sans doute le plus sensible : celui des cultures. À petite dose, les différences stimulent, enrichissent, ouvrent des horizons. À grande échelle, surtout si l’intégration reste incomplète, elles peuvent se heurter. Certaines conceptions du monde, très éloignées sur des points essentiels — religion, place des femmes, liberté individuelle —, cohabitent difficilement. L’intégration devrait jouer le rôle de pont, mais elle suppose un contrat implicite : celui qui arrive apporte ses couleurs, tout en acceptant les règles de la maison. Quand ce contrat se défait, l’équilibre fragile se rompt.
Au Québec, cette question prend une résonance particulière. Francophone minoritaire sur son propre continent, la société vit avec une conscience aiguë de sa vulnérabilité. Les inquiétudes ne sont pas inventées : langue, coutumes, mémoire collective paraissent toujours menacées. Dans ce contexte, le principe d’un “don-contre-don” me semble vital : la culture d’accueil s’ouvre, mais attend en retour reconnaissance et appropriation. Sans ce mouvement réciproque, c’est la peur de dilution qui domine.
L’immigration est donc, selon moi, une affaire de dosage, de rythme, d’équilibre. Trop peu, et la société s’appauvrit en se refermant sur elle-même. Trop vite, et elle se crispe, convaincue qu’on lui arrache ses repères. Le vrai défi n’est pas seulement de fixer des quotas, mais de préserver un contrat partagé : un cadre clair, accepté de part et d’autre, où l’apport des uns devient richesse commune sans que la maison perde sa forme.
En fin de compte, la question reste ouverte : qui définit ce seuil d’équilibre ? Selon quels critères ? Comment concilier le besoin de bras et d’idées neuves avec la nécessité de garder un socle culturel commun ? Moins une réponse définitive qu’une vigilance permanente, une négociation sans fin.