Je me souviens : bien avant de toucher un instrument, et bien avant de comprendre qu’un jour la musique pourrait devenir mon métier, je passe des heures absorbé par le magnétophone à bande de mon père, cet objet presque magique dont j’ignore le fonctionnement mais qui m’ouvre pourtant un territoire sans nom. J’enregistre des voix, des froissements, des craquements, des souffles, et parfois même toute la batterie de cuisine de ma mère y passe, une casserole qui se prend pour un tambour solennel, un couvercle qui claque comme une lourde porte d’église, une louche qui résonne avec la densité d’un instrument de percussion improvisé. Je ralentis, j’accélère, je rembobine, j’inverse, je découpe, comme si la réalité elle-même pouvait se remodeler sous mes doigts, comme si chaque fragment sonore portait déjà une brèche vers un autre possible. Sans disposer encore des mots pour le dire, je découvre que le son est une matière vivante, malléable, qu’on peut étirer ou tordre, recomposer ou laisser filer, et je joue simplement, immergé dans la texture du monde qui me parvient par les oreilles, sans comprendre que je m’avance déjà dans le premier mouvement d’un long voyage intérieur.
Probablement est-ce pour cela qu’avant même d’aimer la musique, j’aime le son, cette manière qu’ont les vibrations d’élargir la perception, d’habiter l’air avec une profondeur que la vue ne pourra jamais égaler. La vue découpe, limite, impose des contours ; le son relie, déborde, infiltre ce qui semblait fermé. Je me retrouve un jour, auditeur libre dans un cours de criminologie, face à la question du sens qu’il serait le plus terrible de perdre : je suis le seul à répondre l’audition, non par provocation, mais parce qu’il me semble déjà que sans le son, c’est un lien intime au monde qui s’effondrerait, un pont qui relie l’extérieur au dedans.
Lorsque je souffle pour la première fois dans un saxophone, je ferme les yeux d’emblée, et ce simple réflexe me plonge dans un espace que je reconnais comme s’il avait toujours été là. Le son devient un lieu, un territoire sans frontières où je peux me perdre et me retrouver. Dans le jazz, dans l’improvisation, ce lieu acquiert une profondeur supplémentaire, presque métaphysique : j’explore le son comme une pensée en germination, je le manipule comme on manipule une hypothèse encore fragile, je le transforme pour observer ce qui se déplace en moi lorsque la vibration change d’angle. Étendre une note revient à étirer un instant de conscience ; tordre un timbre revient à déplacer la frontière entre l’être et ce qui le dépasse.
Au fil des années, je trace des chemins dans ce paysage intérieur, non pour le maîtriser mais pour m’avancer en lui avec plus de justesse, et le jazz me donne cette liberté essentielle de sculpter l’air, de modeler le souffle, de travailler la vibration comme une matière qui pense à travers moi, invitant ceux qui écoutent à entrer dans leur propre territoire, comme si chaque note contenait sa destination particulière pour chacun.
Ce monde sonore déborde de couleurs que je ne vois pas mais que je sens. Un bleu qui a un goût, un rouge qui possède une densité charnelle, un orange qui résonne d’une chaleur presque tactile. Les sens s’y mêlent, s’y traversent, abolissent leurs frontières. La vue reste en surface, parfois trompeuse dans son assurance, alors que l’oreille plonge vers l’intention, et parfois vers ce qui la précède encore, vers une vérité en formation.
Quand je ferme les yeux, je quitte le monde familier pour entrer dans celui qui se crée à mesure que j’y marche. Ce territoire respire avec moi, s’étire ou se resserre selon la profondeur du souffle. Peu à peu, je comprends qu’il n’est pas un décor mais une présence jumelle, un double silencieux qui murmure : je suis aussi vaste que tu peux l’être. Ce n’est pas une promesse mais une loi : la vibration épouse la dimension de l’être qui la porte. Dans l’improvisation, nul ne peut se cacher ; on rencontre exactement la taille de son âme.
Je suis convaincu que tout commence avant la naissance, dans ce bain sonore où l’enfant perçoit et ressent avant même d’ouvrir les yeux sur le monde. Peut-être que mon rapport au son n’est au fond qu’une manière de rejoindre cet état premier, ce lieu où la conscience n’a pas encore de mots et se laisse porter par ce qui la traverse. J’ai longtemps vécu sans plan, dans un présent qui ne cherche pas à anticiper l’avenir, un présent qui se dilate ou se contracte selon son propre mouvement, parfois étiré comme une note tenue jusqu’à la métamorphose de son grain, parfois resserré comme un silence brusque qui redistribue toute la topographie intérieure. Certains appellent cela de l’audace ; pour moi, c’est simplement une manière d’habiter le temps sans le forcer, de laisser venir ce qui doit venir à la vitesse qui est la sienne. L’avenir n’a rien d’une direction ni d’une promesse : il n’est qu’une vibration encore muette, une fréquence en attente qui finira bien, un jour ou l’autre, par entrer en résonance.
Les plans apparaissent tard, presque par accident, lorsque je découvre qu’on peut vivre de cette passion et même en être payé, idée qui me fait sourire tant elle paraît accessoire face à ce qui me déplace vraiment : aller aussi loin que mon envie — cette envie que Brel nomme talent — me conduit. Le but n’est qu’un prétexte commode qui donne une illusion de trajectoire, car il ne s’agit jamais d’aller plus loin mais toujours d’aller plus profond, d’explorer les strates, de bâtir, de défaire, de rebâtir encore, pour ne jamais se rigidifier dans une image qu’il faudrait ensuite maintenir.
Je ne joue pas pour répondre à une attente, ni pour remplir une fonction. Je joue parce que le son m’appelle, parce qu’il m’ouvre un espace où je me reconnais mieux que partout ailleurs, et tout ce qui naît de cette pratique vient simplement de là. Rien dans ma démarche ne cherche un rôle, encore moins une mission. Quant à être utile, l’idée ne m’effleure pas davantage que l’arbre ne cherche à l’être : il pousse, il mûrit, il offre ses fruits et son ombre, et cela suffit. Vouloir faire une différence me semble n’être que l’intrusion de la pensée dans un processus qui ne demande rien d’elle. Le son ne cherche pas à être utile ; il cherche à être vécu.
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