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16 novembre 2025 7 16 /11 /novembre /2025 09:50

Je me souviens : bien avant de toucher un instrument, et bien avant de comprendre qu’un jour la musique pourrait devenir mon métier, je passe des heures absorbé par le magnétophone à bande de mon père, cet objet presque magique dont j’ignore le fonctionnement mais qui m’ouvre pourtant un territoire sans nom. J’enregistre des voix, des froissements, des craquements, des souffles, et parfois même toute la batterie de cuisine de ma mère y passe, une casserole qui se prend pour un tambour solennel, un couvercle qui claque comme une lourde porte d’église, une louche qui résonne avec la densité d’un instrument de percussion improvisé. Je ralentis, j’accélère, je rembobine, j’inverse, je découpe, comme si la réalité elle-même pouvait se remodeler sous mes doigts, comme si chaque fragment sonore portait déjà une brèche vers un autre possible. Sans disposer encore des mots pour le dire, je découvre que le son est une matière vivante, malléable, qu’on peut étirer ou tordre, recomposer ou laisser filer, et je joue simplement, immergé dans la texture du monde qui me parvient par les oreilles, sans comprendre que je m’avance déjà dans le premier mouvement d’un long voyage intérieur.

 

Probablement est-ce pour cela qu’avant même d’aimer la musique, j’aime le son, cette manière qu’ont les vibrations d’élargir la perception, d’habiter l’air avec une profondeur que la vue ne pourra jamais égaler. La vue découpe, limite, impose des contours ; le son relie, déborde, infiltre ce qui semblait fermé. Je me retrouve un jour, auditeur libre dans un cours de criminologie, face à la question du sens qu’il serait le plus terrible de perdre : je suis le seul à répondre l’audition, non par provocation, mais parce qu’il me semble déjà que sans le son, c’est un lien intime au monde qui s’effondrerait, un pont qui relie l’extérieur au dedans.

 

Lorsque je souffle pour la première fois dans un saxophone, je ferme les yeux d’emblée, et ce simple réflexe me plonge dans un espace que je reconnais comme s’il avait toujours été là. Le son devient un lieu, un territoire sans frontières où je peux me perdre et me retrouver. Dans le jazz, dans l’improvisation, ce lieu acquiert une profondeur supplémentaire, presque métaphysique : j’explore le son comme une pensée en germination, je le manipule comme on manipule une hypothèse encore fragile, je le transforme pour observer ce qui se déplace en moi lorsque la vibration change d’angle. Étendre une note revient à étirer un instant de conscience ; tordre un timbre revient à déplacer la frontière entre l’être et ce qui le dépasse.

 

Au fil des années, je trace des chemins dans ce paysage intérieur, non pour le maîtriser mais pour m’avancer en lui avec plus de justesse, et le jazz me donne cette liberté essentielle de sculpter l’air, de modeler le souffle, de travailler la vibration comme une matière qui pense à travers moi, invitant ceux qui écoutent à entrer dans leur propre territoire, comme si chaque note contenait sa destination particulière pour chacun.

 

Ce monde sonore déborde de couleurs que je ne vois pas mais que je sens. Un bleu qui a un goût, un rouge qui possède une densité charnelle, un orange qui résonne d’une chaleur presque tactile. Les sens s’y mêlent, s’y traversent, abolissent leurs frontières. La vue reste en surface, parfois trompeuse dans son assurance, alors que l’oreille plonge vers l’intention, et parfois vers ce qui la précède encore, vers une vérité en formation.

 

Quand je ferme les yeux, je quitte le monde familier pour entrer dans celui qui se crée à mesure que j’y marche. Ce territoire respire avec moi, s’étire ou se resserre selon la profondeur du souffle. Peu à peu, je comprends qu’il n’est pas un décor mais une présence jumelle, un double silencieux qui murmure : je suis aussi vaste que tu peux l’être. Ce n’est pas une promesse mais une loi : la vibration épouse la dimension de l’être qui la porte. Dans l’improvisation, nul ne peut se cacher ; on rencontre exactement la taille de son âme.

 

Je suis convaincu que tout commence avant la naissance, dans ce bain sonore où l’enfant perçoit et ressent avant même d’ouvrir les yeux sur le monde. Peut-être que mon rapport au son n’est au fond qu’une manière de rejoindre cet état premier, ce lieu où la conscience n’a pas encore de mots et se laisse porter par ce qui la traverse. J’ai longtemps vécu sans plan, dans un présent qui ne cherche pas à anticiper l’avenir, un présent qui se dilate ou se contracte selon son propre mouvement, parfois étiré comme une note tenue jusqu’à la métamorphose de son grain, parfois resserré comme un silence brusque qui redistribue toute la topographie intérieure. Certains appellent cela de l’audace ; pour moi, c’est simplement une manière d’habiter le temps sans le forcer, de laisser venir ce qui doit venir à la vitesse qui est la sienne. L’avenir n’a rien d’une direction ni d’une promesse : il n’est qu’une vibration encore muette, une fréquence en attente qui finira bien, un jour ou l’autre, par entrer en résonance.

 

Les plans apparaissent tard, presque par accident, lorsque je découvre qu’on peut vivre de cette passion et même en être payé, idée qui me fait sourire tant elle paraît accessoire face à ce qui me déplace vraiment : aller aussi loin que mon envie — cette envie que Brel nomme talent — me conduit. Le but n’est qu’un prétexte commode qui donne une illusion de trajectoire, car il ne s’agit jamais d’aller plus loin mais toujours d’aller plus profond, d’explorer les strates, de bâtir, de défaire, de rebâtir encore, pour ne jamais se rigidifier dans une image qu’il faudrait ensuite maintenir.

 

Je ne joue pas pour répondre à une attente, ni pour remplir une fonction. Je joue parce que le son m’appelle, parce qu’il m’ouvre un espace où je me reconnais mieux que partout ailleurs, et tout ce qui naît de cette pratique vient simplement de là. Rien dans ma démarche ne cherche un rôle, encore moins une mission. Quant à être utile, l’idée ne m’effleure pas davantage que l’arbre ne cherche à l’être : il pousse, il mûrit, il offre ses fruits et son ombre, et cela suffit. Vouloir faire une différence me semble n’être que l’intrusion de la pensée dans un processus qui ne demande rien d’elle. Le son ne cherche pas à être utile ; il cherche à être vécu.

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Published by Yannick Rieu
12 novembre 2025 3 12 /11 /novembre /2025 02:49

Cela fait plusieurs fois que j’entends de la bouche d’Onfray des propos surprenants. Et je reste poli. Cette fois-ci, c’est la goutte qui fait déborder le vase.

 

Dans le podcast Expression Libre publié par Omerta en novembre 2025, Michel Onfray déclare, avec le ton faussement candide qu’on lui connaît :

 

« Ils inventent quoi, les Chinois ? Qu’est-ce qu’ils ont inventé ? Ils mettent au point des inventions… qui sont des inventions occidentales. »

 

Cette phrase condense une formidable paresse intellectuelle. Ce n’est pas la première fois qu’Onfray débite ce genre de sottise. Il parle de la Chine comme d’un décor, sans cartes ni boussole. On hésite entre l’ignorance et le vieux mépris racial travesti en scepticisme européen. Peut-être un peu des deux : la suffisance d’un homme qui prend les frontières de sa culture pour celles du monde.

 

Or les faits, eux, sont têtus. La Chine a inventé la plupart des outils qui ont façonné la modernité : le papier sur lequel il écrit, la boussole qui guida les navigateurs qu’il admire, la poudre qui fit les guerres dont il parle tant, et l’imprimerie qui diffuse ses livres. Autrement dit, sans la Chine, Onfray n’aurait ni parchemin, ni carte, ni poudre, ni presse pour prêcher sa souveraineté.

 

Alors, pour mémoire et pour mesure, reprenons le fil de ces inventions chinoises qui, depuis des millénaires, relient le monde réel à la curiosité humaine.

 

 

Le long fil des inventions chinoises

 

Il faut du souffle pour parcourir l’histoire technique de la Chine. Elle ne se déroule pas en ligne droite mais en spirales, dans un mélange d’empirisme et de cosmologie. Là-bas, inventer n’a jamais été un geste de rupture mais d’harmonie, relier le monde visible à ses forces invisibles.

 

Tout commence avant les dynasties. Dans les terres du fleuve Jaune, les premières baguettes apparaissent vers 1200 avant J.-C., deux bâtonnets simples conçus pour ne pas offenser le feu sacré. Puis viennent les forges à haut rendement, les moulins hydrauliques, les soufflets à piston. La métallurgie chinoise, dès le Ve siècle avant notre ère, surpasse déjà celle de la Méditerranée.

 

Sous les Han, Zhang Heng invente au IIᵉ siècle un sismomètre capable de détecter un tremblement de terre à des centaines de kilomètres. Une urne de bronze, des dragons et des grenouilles : poésie mécanique d’une précision inouïe. Un peu plus tard, les alchimistes du Tao mêlent salpêtre, soufre et charbon. La poudre noire naît ainsi, non pas de la guerre, mais d’une quête spirituelle : celle de l’immortalité. On l’utilise d’abord pour célébrer le ciel, pour peindre la nuit de couleurs, pour effrayer les démons. C’est l’Occident qui la détournera vers la mort. La Chine y cherchait la lumière du ciel, l’Occident en a fait la foudre.

 

Sous les Tang, la porcelaine devient art d’État, blanche et sonore, plus légère que la pierre et plus pure que le verre. Puis la boussole, d’abord divinatoire et orientée vers le Sud, guide les navigateurs bien avant les caravelles. Le papier, lui, apparaît au tournant du Ier siècle : humble pâte végétale qui va métamorphoser la mémoire du monde. L’imprimerie suit au XIᵉ siècle avec Bi Sheng et ses caractères mobiles, première tentative de donner à la pensée une mécanique de reproduction.

 

À la même époque, le chariot « pointant vers le Sud » matérialise une idée d’équilibre. Un système d’engrenages où, quelle que soit la route, la figurine indique toujours le Sud, symbole d’ordre dans le mouvement.

 

Et la suite est une longue série d’inventions concrètes et élégantes : la brouette, le cerf-volant, les ponts suspendus, les écluses, la soie, les parapluies pliants. Tout un art d’inventer sans bruit, avec patience.

 

Dans la modernité, la Chine ne s’endort pas. Elle invente la cigarette électronique (Hon Lik, 2003), le test prénatal non invasif (Hong Kong, 2008), le drone-passager EHang 184 (2016) et le premier réacteur nucléaire de quatrième génération (2023). Autant dire qu’elle continue d’avancer pendant que d’autres pérorent.

 

Ainsi, loin d’être un pays de contrefaçons, la Chine reste un laboratoire du réel. Du papier au quantique, de la poudre noire au drone autonome, elle invente comme on respire, par cycles, par mutations, en silence. Ce qu’elle perfectionne, elle le transforme. Ce qu’elle imite, elle l’absorbe. Et c’est peut-être là son plus grand génie : la faculté d’inventer à partir de tout, même du mépris des autres.

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Published by Yannick Rieu
12 novembre 2025 3 12 /11 /novembre /2025 01:38

La Chine, pour moi, est un miroir où se reflète la fatigue de l’Occident : son bavardage, sa perte d’élégance. Là-bas, je rencontre des regards patients, du respect sans proclamation, une présence qui n’exige rien.

 

On dit souvent que les voyages ouvrent l’esprit, mais certains ferment les blessures. La Chine ne m’a pas élargi le monde : elle l’a recentré. L’Occident m’a appris à chercher, à douter, à argumenter sans fin autour de valeurs qu’il trahit souvent dans la pratique. Là-bas, j’ai découvert un autre langage, sans les mots : un respect qui se glisse dans les gestes plutôt que dans les discours, une chaleur qui ne s’affiche pas mais se devine dans la constance, une modestie qui n’est pas soumission, mais lucidité sur sa place dans le tout.

 

J’ai souvent eu honte, en retour, de la comédie occidentale du “je” : cette mise en scène de soi comme condition d’existence. Chez nous, tout commence par la revendication et finit souvent par l’ennui. Là-bas, j’ai rencontré des êtres dont la grandeur venait d’une discrétion presque déroutante. Pas d’ego blessé à réparer, pas de démonstration morale : un sens du lien, simple, attentif, stable. On se salue vraiment. On partage sans exiger reconnaissance. On s’efface pour laisser place à la relation.

 

Je me suis surpris à aimer ce décentrement, cette pudeur active qui, paradoxalement, rend la vie plus pleine. En Chine, le respect n’est pas un vain mot : c’est une pratique quotidienne. Il naît de la conscience que tout dépend de tout : le geste juste, la parole retenue, la hiérarchie acceptée non par peur mais par harmonie. Cela peut sembler archaïque vu de chez nous, où l’individu se croit libre parce qu’il conteste tout. Mais la contestation perpétuelle finit par user la parole ; elle vide les relations de leur substance. On s’y épuise à défendre sa singularité, sans jamais trouver de paix.

 

J’en suis venu à préférer un monde qui parle peu mais agit juste, plutôt qu’un monde qui parle fort et agit faux. L’Occident, saturé de “valeurs universelles”, a perdu la pudeur du concret. Il proclame la tolérance et s’indigne de tout, célèbre la diversité et ne supporte personne. La Chine m’a appris l’inverse : on ne dit pas, on fait. Et ce “faire” n’est pas soumission, mais élégance.

 

Je n’idéalise rien. Je sais les ombres, les rigidités, les silences forcés. Mais entre un chaos bavard et une rigueur vivante, mon cœur s’incline vers ceux qui vivent sans s’exhiber. Peut-être que la vraie modernité n’est pas de s’affirmer, mais de se relier. Et dans cette leçon discrète, j’ai trouvé un respect que l’Occident, trop pressé d’avoir raison, a depuis trop longtemps oublié.

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Published by Yannick Rieu
10 novembre 2025 1 10 /11 /novembre /2025 05:56

On parle de la Russie comme d’un ogre aux frontières, mais ce n’est souvent qu’un miroir tendu à nos propres frayeurs. Le mot “menace” fonctionne comme un sortilège : il simplifie, rassure, enferme. Il permet à l’Occident de s’imaginer vertueux, défensif, victime d’un monde brutal qu’il a pourtant largement contribué à façonner.

 

Car cette brutalité, il l’a cultivée lui-même, patiemment, depuis la chute du Mur. En 1991, une promesse implicite circulait : l’OTAN ne s’étendrait pas d’un pouce vers l’Est. Gorbatchev, puis Eltsine, avaient imaginé un continent apaisé, une sécurité commune. L’Occident, lui, a préféré agrandir son enceinte. Pologne, Hongrie, pays baltes, Roumanie, Bulgarie — chaque nouvelle adhésion était présentée comme une protection, mais ressentie à Moscou comme un siège. En 2008, l’OTAN va jusqu’à évoquer l’entrée future de l’Ukraine et de la Géorgie. Ligne rouge franchie dans les mots, sinon dans les faits.

 

L’histoire depuis lors n’est qu’un enchaînement logique de méfiances : Maïdan en 2014, la Crimée, puis l’explosion de 2022. L’Occident s’indigne, oubliant qu’il a préparé le terrain en multipliant les humiliations diplomatiques et les pressions économiques. L’invasion russe n’est pas excusable, mais elle ne surgit pas du néant : elle répond à des décennies d’aveuglement stratégique, de mépris et de certitude morale.

 

La Russie n’est pas un empire fossilisé. Elle est cette force singulière qui, malgré les sanctions et l’isolement, continue d’exister sur son propre axe. Ce n’est pas la nostalgie d’une grandeur perdue, mais l’affirmation d’une continuité. Elle se reconstruit autrement, tournée vers l’Eurasie, s’émancipant du langage occidental de la vertu et de la dette.

 

Ceux qui la peignent en menace traduisent surtout leur propre peur : peur d’un monde où l’Occident n’a plus le monopole du sens. Ce récit sert à maintenir la fiction d’un camp du Bien opposé au reste du monde. Mais la Russie n’exporte pas d’idéologie — elle défend son sol, ses intérêts, sa mémoire. Elle agit selon la logique des États, pas celle des empires moralisateurs.

 

Contester la diabolisation n’est pas justifier. C’est refuser le confort du mensonge. L’histoire ne se divise pas entre les justes et les barbares : seulement entre ceux qui regardent le réel et ceux qui se contentent de le juger.

 

 

Et c’est justement là que naît l’idéologue. Il ne ment pas : il croit. Mais il croit trop fort. Il commence par observer, puis un jour, il comprend — ou du moins, il croit comprendre. Il bâtit un système. Et dès que ce système lui donne raison, il s’y enferme. Tout ce qui contredit devient suspect, tout ce qui nuance devient trahison. L’idéologue n’a pas besoin d’ennemis : il les fabrique.

 

Mathieu Bock-Côté (pour qui la Russie est tout de même une menace) et Michel Onfray (dont la vision de la Chine relève de la caricature) en sont deux visages presque symétriques. L’un, obsédé par la défense de l’Occident ; l’autre, persuadé d’en sauver l’esprit contre ses propres dérives. L’un craint la décadence, l’autre la servitude technocratique. Mais tous deux, dans leurs excès, finissent par rejouer le même rôle : celui du prêtre qui distribue des vérités toutes faites. Leur ton diffère, leur certitude est identique.

 

Ils ne sont pas seuls : à gauche, un Bernard-Henri Lévy reconduit depuis quarante ans la fable de l’intervention humanitaire ; à droite, un Éric Zemmour sacralise l’histoire comme un champ de bataille identitaire. Tous parlent haut, mais rarement juste, ou alors sur quelques points précis, comme ces éclairs de lucidité qui confirment la règle du brouillard. Le réel, pour eux, n’est pas un terrain d’enquête : c’est un décor où prouver qu’ils avaient raison depuis toujours.

 

L’idéologie, c’est la fatigue de penser. On s’y réfugie pour ne plus affronter la complexité. Elle rassure, elle structure, elle donne l’illusion du courage alors qu’elle n’est que la peur de douter.

Mais le plus tragique, c’est que ces idéologues sont souvent d’authentiques intellectuels. Penser est leur métier, leur honneur, leur arme et pourtant, ils se laissent glisser dans la certitude comme dans une chaise longue. Ils continuent de penser, oui, mais sans risque. Leur intelligence tourne sur elle-même, brillante et close. L’esprit devient forteresse, et la vérité, simple ornement du discours.

 

La pensée cesse d’être libre quand elle a peur d’elle-même.

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Published by Yannick Rieu
6 novembre 2025 4 06 /11 /novembre /2025 05:35
L’avion

Sur le tarmac, la lumière glisse sur les fuselages immobiles, ces géants d’acier dociles déguisés en promesse de liberté. Leur silhouette évoque aussitôt les grands départs, l’aventure, le désir d’ailleurs. Même dans leur gigantisme, ils gardent une grâce certaine, une élégance unique à ce mode de transport.

 

Dans les halls saturés de parfums et de lumière, le théâtre commence. Les voyageurs pressés, les habitués de l’inconnu, les familles en bermuda et chemise à fleurs, les vendeuses fardées des boutiques de luxe, les douaniers, gardiens d’un monde qu’ils ne quitteront probablement jamais. Autour d’eux, le défilé incessant des valises, la fébrilité des annonces, une agitation presque hystérique. Le voyage comme une mise en scène. Nous décollons.

 

Sous la carlingue, un tapis de nuages d’un blanc uniforme s’étend à perte de vue. Le soleil l’écrase, le ciel se creuse jusqu’à virer au bleu profond, presque noir, comme prêt à basculer dans l’espace. L’avion vibre doucement, les réacteurs ronflent d’un souffle régulier, hypnotique. Le corps se détend, la pensée flotte. L’étroitesse du siège rappelle que, derrière le sourire des hôtesses, le profit demeure la règle du jeu. On ne prend pas l’avion pour le plaisir de la table. Quoique… il y a parfois, dans ces barquettes de plastique tiède, un reste d’aventure. Bœuf ? Poisson ? Poulet ? Le mystère du menu comme ultime mirage du voyage.

 

Peu à peu, on oublie le mouvement, le bruit, la promiscuité, l’inconfort, la fatigue. Le temps se défait, les distances se diluent. On flotte entre deux heures, deux continents, deux certitudes. Ni vraiment là-bas, ni encore ici.

 

Quand l’avion touche terre, un frémissement parcourt la cabine. Certains applaudissent, soulagés d’avoir échappé à la mort ou simplement fiers d’avoir survécu à l’épreuve du vol. Les corps se redressent, les cliquetis des ceintures qu’on détache s’enchaînent, métalliques et pressés. Les téléphones s’allument aussitôt, les voix reprennent, fragmentées, urgentes. On se lève trop vite, on piétine dans l’allée étroite. Chacun veut être le premier à retrouver ses affaires, son sac, sa place dans le monde.

 

La porte s’ouvre, l’air du tarmac entre, tiède, saturé de kérosène. Les visages se tendent vers la sortie comme vers une délivrance. Dehors, les valises tournent déjà sur le tapis, les écrans clignotent, les annonces recommencent. Les voyageurs “libérés” reprennent leur course — identiques à ceux qu’ils étaient au départ, un peu froissés seulement, un peu plus loin.

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Published by Yannick Rieu
4 novembre 2025 2 04 /11 /novembre /2025 05:17

Je suis à l’hôtel de l’aéroport, à la veille du départ pour la Chine. Vingt tournées déjà — le chiffre me surprend à peine, tant les départs finissent par s’effacer les uns dans les autres, comme les vagues d’une même mer. L’hôtel, lui, est fidèle à sa mélancolie fonctionnelle : tout y est propre, net, impersonnel. On devine, derrière le sourire convenu du réceptionniste, la conscience que personne ne reste ici pour demeurer. Les hôtels d’aéroport sont des antichambres du monde, des sas où l’on attend d’être aspiré ailleurs.

 

J’y ressens toujours une étrangeté particulière : ces lieux semblent hors du temps. Pas vraiment dans la ville, pas encore dans le voyage. En général on y dort pas très bien, non par inconfort, mais parce qu’on est déjà un peu absent de soi. Les couloirs sentent la fatigue recyclée, les ascenseurs montent et descendent apparemment sans but, transportant des silhouettes qui ne font que passer. Ici, tout le monde part, personne n’arrive. Les visages se croisent, neutres, unis par le même vertige du départ, par la même hâte feutrée.

 

Je regarde les avions décoller (ils sont peu nombreux à cette heure-ci) derrière la vitre de ma chambre. Chacun trace un sillage qui s’efface aussitôt, comme si le ciel lui-même refusait la mémoire. Dans ce décor, je me sens à la fois léger et désincarné, prêt à me dissoudre dans le mouvement. Il y a dans ces moments-là une beauté discrète, presque métaphysique : celle d’être nulle part, entre deux mondes, suspendu.

 

Demain commencera la traversée : dix concerts, du nord au sud, dix villes où l’air, les sons et les visages changeront à chaque escale. Mais pour l’instant, je suis encore dans ce temps flottant où rien n’a vraiment commencé, où le voyage n’est qu’une idée qui palpite derrière la vitre.

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Published by Yannick Rieu
18 octobre 2025 6 18 /10 /octobre /2025 17:19

Elles portent au bout du nez de petites fenêtres sur leur solitude.

Derrière ces vitres polies, le temps s’attarde, le monde s’atténue, et le regard devient mémoire.

 

Front assuré, montures en bataille : rouges, tigrées, violettes, parfois taillées comme des hublots d’art contemporain. On croirait que leurs visages ont été dessinés pour exposer l’objet. Ce n’est plus un accessoire : c’est une proclamation. La monture dit je sais qui je suis — souvent pour masquer qu’on n’en est plus si sûre.

 

Leur regard a cette fixité un peu glaciale des gens qui ont trop réfléchi à l’image qu’ils renvoient. Pas un cheveu qui dépasse, pas une ride laissée au hasard. On sent l’effort derrière le style, le contrôle derrière le sourire. C’est propre, cultivé, ça cite Kundera et boit sec du Chardonnay à 18 heures. Mais l’œil, lui, reste en retrait, prudent, comme s’il craignait encore de se trahir.

 

Ces montures larges sont des armures peintes. Le rose fuchsia pour la fausse désinvolture, le carré noir pour la rigueur chic, la monture à pois pour l’humour calculé. Tout un langage optique, un code social discret. Et derrière, souvent, cette petite raideur du je ne me mélange pas.

 

On croit voir de la liberté, on trouve du contrôle. Ces lunettes-théories tiennent leurs visages en laisse. Tout est dans la ligne, la coupe, l’effet. Le naturel, lui, a filé depuis longtemps — il ne supporte pas les motifs géométriques.

 

Mais parfois, un rire déborde, un geste défait le vernis. Le cadre vacille, le regard s’éclaire, et reparaît la douceur ancienne — celle d’avant les vitrines, quand voir suffisait à exister. Alors, on comprend : la prétention n’était qu’un voile de peur, un peu de vertige bien mis.

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Published by Yannick Rieu
14 octobre 2025 2 14 /10 /octobre /2025 23:25

Il y a toujours quelqu’un pour s’indigner plus fort que les autres. Un ton, un froncement de sourcil, et soudain la vertu devient spectacle. On applaudit, on partage, on se réchauffe à la flamme du juste courroux. C’est si simple, si pur : il suffit d’avoir trouvé le coupable du jour. L’époque adore la propreté morale — celle qu’on obtient en jetant la boue sur autrui.

 

Un homme, quelque part, s’est cru sage en tirant sur un autre. Un autre, blessé, s’est cru courageux en tirant sur le premier. Deux miroirs se font face, et la lumière qu’ils renvoient nous éblouit sans rien éclairer. Entre eux, l’air se brouille de bons sentiments. Les uns rient, les autres grondent, et tous s’imaginent défendre la vérité alors qu’ils ne défendent qu’un camp, une image, un confort intérieur.

 

Hurler avec les loups, ou hurler contre eux, quelle différence ? C’est toujours hurler. Et pendant qu’on crie, la forêt s’assombrit. Les arbres, eux, ne disent rien : ils regardent les bêtes tourner en rond autour de leur propre ombre.

 

Nous avons troqué la complexité pour la posture, la pensée pour le réflexe. Les mots “démocratie”, “science”, “paix”, “justice” — qu’importe le sens, pourvu qu’ils brillent assez fort pour masquer le vide. L’époque veut des héros et des salauds, pas des humains. Les nuances font mauvais public.

 

Le pire, c’est que chacun croit parler depuis sa lucidité. Le satiriste et le chroniqueur croient percer la bulle des puissants ; le citoyen indigné croit briser celle des médias. Mais leurs doigts se touchent à travers le verre. Même colère, même certitude, même besoin de croire qu’il existe un “eux” pour donner du poids au “nous”.

 

Et puis le monde continue d’avancer, maladroit, sans attendre nos sermons. Il pleut sur les statues comme sur les ordures, indistinctement. Et peut-être que la sagesse n’est pas dans la clameur, mais dans le soupir — celui qu’on pousse quand on comprend qu’on ne convaincra personne, mais qu’on peut au moins rester digne.

 

Regarde-toi, dit le miroir. Tu es fait du même silence que ceux que tu juges.

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Published by Yannick Rieu
10 octobre 2025 5 10 /10 /octobre /2025 00:59

On a fini par confondre la paix avec le silence. Il suffit qu’on cesse de tirer pour se croire vertueux. Le prix Nobel n’honore plus la réconciliation, mais la mise en veille. C’est un trophée d’époque, distribué à ceux qui savent bien parler d’eux-mêmes en parlant du monde.

 

Obama l’avait reçu avant même d’agir — récompense anticipée, promesse d’un apaisement qui n’a jamais vraiment eu lieu. Des drones, des frappes ciblées, des sourires impeccables : la guerre menée proprement, sans éclaboussure visible.

 

Trump, lui, c’est le contre-pied. Brutal, vulgaire, imprévisible, mais moins meurtrier qu’attendu. Pas de croisade, pas de mission, juste une sorte de vacarme sans guerre. Il n’a pas instauré la paix, il a simplement laissé la fatigue mondiale faire le travail.

 

Alors pourquoi pas lui ? Ce serait le prix de notre époque : celui de la paix par distraction, de la diplomatie par désintérêt. Une trêve sans cause, une accalmie sans mérite.

 

Je ne dis pas que ce serait juste.

Je dis seulement que ce serait cohérent.

Et c’est bien ce qui devrait nous inquiéter.

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Published by Yannick Rieu
5 octobre 2025 7 05 /10 /octobre /2025 23:14

Il faut avoir voyagé plusieurs fois en Chine pour percevoir ce paradoxe : une impression d’anarchie et, en même temps, une fluidité étonnante. Par exemple, dans les grandes villes, la circulation semble chaotique. Les vélos, les scooters, les voitures se frôlent, se contournent, se croisent dans un désordre apparent — mais tout avance. On s’observe, on s’adapte, on laisse passer, parfois on s’impose un peu, sans jamais (ou presque) trop forcer la main. C’est un jeu d’équilibre, de réflexes partagés.

 

Les lois sont là, bien sûr, comme partout ailleurs. Mais ce qui frappe, c’est la manière dont elles s’articulent avec un ordre tacite, presque instinctif. Ce n’est pas un ordre imposé par la peur de mal faire, mais un ordre vécu, ressenti, incarné. Je le qualifierais d’organique : une conscience collective du mouvement, qui permet à la société de rester fluide sans sombrer dans le chaos.

 

Ici, au Canada, et plus généralement en Occident, l’ordre prend une autre forme : il se veut rationnel, prévisible, garanti par la règle écrite. Tout est balisé, expliqué, précisé. Mais à force de vouloir trop prévenir le désordre, on fabrique souvent une tension permanente. Plus de règles ne donne pas toujours plus d’ordre, mais souvent plus de crispation. Le moindre imprévu devient une faute, le moindre écart un conflit.

 

L’expérience chinoise rappelle qu’un ordre peut être solide sans être raide. Ce n’est pas une opposition de cultures, mais une différence de respiration : ici, la règle cherche à prévenir ; là-bas, elle cherche à accompagner. Deux façons de tenir le monde ensemble — l’une par la structure, l’autre par le mouvement.

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Published by Yannick Rieu

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  • : Le blog de Yannick Rieu
  • : Histoires, poèmes, fragments. Ce qui me traverse, ce qui m’interpelle ou me bouleverse. Des mots pour réfléchir, comprendre, sourire parfois, résister aussi. J’écris.
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