Sentir avec les yeux, voir par les oreilles, écouter avec sa peau, goûter un paysage...
Quand nous ressortîmes du Jazzclub, vers minuit, le ciel était dégagé. La lune gibbeuse éclairait faiblement la ruelle que nous avions ré-emprûnté pour le retour. Le vent s'était, si je puis dire, envolé; plus rien ne bougeait, tout s'était tu.
Un chat, à quelques mètres de nous, traverse un petit jardin. Jean me fait signe d'arrêter. Nous observons.
Un deuxième chat. On arrive à distinguer ses taches grises sur sa robe blanche immaculée. Il porte un collier. C'est le maître des lieux et fixe l'intrus en mouvement. Celui-ci l'aperçoit au dernier moment, ou a-t-il senti qu'il était observé? Toujours est-il que son attitude se métamorphose, elle passe de désinvolte à quelque chose se rapprochant de la précaution: ses mouvements ont ralenti, il évite maintenant le regard appuyé de son hôte imprévu, sa queue est basse, il continue d'avancer mais ventre à terre. On peut maintenant distinguer son pelage long, ses poils hirsutes, sa grosse tête ronde ornée de deux oreilles trop petites légèrement abaissées. Le chat blanc s'est accroupi. On entend, à peine audible d'où nous sommes, un grondement sourd, c'est un avertissement: tu n'es pas chez toi, c'est chez-moi ici et tu n'es pas le bienvenue. Le matou saltimbanque, poils en bataille probablement infestés de puces, en a vu d'autres. Il feint d'ignorer l'avertissement et poursuit son chemin, toujours au ralenti cependant. Il passe et s'éloigne. Le chat blanc se redresse, passe sa langue sur son museau, lève la tête pour mieux sentir l'odeur de l'envahisseur, jette un dernier regard de son côté et s'en retourne lentement à ses affaires.
Nous reprenons notre marche.
-Intéressant comment l'intrus à réagi face à la menace du chat blanc. Son attitude était claire: je ne fais que passer! T'as vu la beauté de ses mouvements?
-J'ai surtout vu un sac à puces sale et probablement affamé! Répondis-je
-Tu as raison mais n'empêche qu'ils étaient plein de grâce. Si j'étais danseur, je ferais une étude exhaustive sur la gestuelle animale.
-D'autres y ont pensé avant toi!
-Probablement.
Dans un revirement typique à Jean, il me proposa de continuer sur la rue principale encore bourdonnante d'activités malgré l'heure avancée.
Des gens fumaient à l'extérieur d'un bar vomissant une musique techno. Elle se déversait d'abord sur le trottoir pour aller se répandre jusque dans la rue. Il était par moments difficile de distinguer son "chant" des crissements de pneus, des gémissements des moteurs, des klaxons bienheureux ou agressifs et des radios plein volume. Le beau temps (même frais) avait fait ressortir toute la splendeur de la faune urbaine.
-Cette musique à une odeur de fuel, tu trouves pas? Une odeur d'essence et de solitude non assumée. Elle dit quelque chose cette musique!
-Si les musiques traduisent, dans leur ensemble, l'état général d'une société...
-...Alors on est en droit de s'inquiéter!
-Mmm...
-Quand j'écoute du baroque, de la musique de la Renaissance, romantique, moderne ou même, dans certains cas, contemporaine, j'y décèle une capacité des compositeurs à la contemplation, une hauteur, une profondeur et une largeur. Ce sont des musiques à trois dimensions si tu veux! Et peut-être plus!
-Et le jazz?
-Énergique, urbain, solaire, tendre parfois. C'est un cri, mais pas ce cri qui dit: "Regardez-moi!" mais plutôt celui de l'humain qui a mal aux autres.
J'essayais de saisir ce que Jean tentait de me faire comprendre.
Mon téléphone sonne. C'est Pierrot.
-Ouais! T'es où?
-Je suis avec Jean...Non, tu ne le connais pas...Ce soir? Non, c'est trop tard, une autre fois...Ok! Bye!
-Tu réponds toujours quand on t'appelle?
-Hé! C'est pas la peine d'avoir un cellulaire si c'est pour ne pas répondre! Pas toi?
-J'en ai pas. J'suis pas un domestique qui accourt à la moindre sonnerie, non plus qu'un chien qui vient chaque fois qu'on l'appelle. C'est peut-être pour ça que j'ai une tendresse particulière pour les chats et que les chiens me désespèrent. D'ailleurs il y a quelque chose qui relève de la servitude volontaire dans tout cela! La Boétie, tu connais?
-Bien sûr! Mais ça n'a pas de rapport!
-Tu crois? La servitude sauce technologique avec accompagnement de vocabulaire où il serait question de liberté, de communication, d'indépendance...Jamais dans l'Histoire les peuples n'ont fait l'apologie à ce point de leur esclavage! Je te le dis, on leur a fait aimer et il l'aime leur servitude!
Même si j'avais de la difficulté à l'admettre, c'était pas complètement faux.
Devant le bar, les trois quart des fumeurs et des gens qui étaient venus prendre un peu d'air, ou se dégourdir les oreilles, avaient le nez collé à leur cell, la tête penchée vers celui-ci. On aurait pu croire à un signe de repentance généralisé ou mieux, à un signe d'abdication. Inconscient, bien sûr.
Une jeune fille passe tout près de nous.
Sa robe rouge sang est si serrée qu'elle l'oblige à faire de tout petits pas. Ses chaussures à talons hauts lui donnent une démarche peu assurée et à chaque pas qu'elle fait, elle doit corriger son équilibre pour ne pas se renverser un pied. Elle avance cambrée, les seins avant-coureurs, ses fesses se balançant dangereusement d'un bord à l'autre, mettant à chaque fois au défi les lois de la pesanteur et du même coup celle de l'attraction ou de la répulsion, c'est selon...Son visage, ou ce qu'il en reste, est enfoui sous un épais maquillage que bien des clowns lui aurait sans doute envié. Elle doit sortir tout droit de sa coiffeuse, sans doute la même qui fit les coiffures des femmes de la fameuse émission "Dallas". Elle affiche avec assurance son mauvais goût.
Jean n'avait pas tort, ce matou plein de puces avait beaucoup de grâce.