Nous sommes à table.
Jean n’a visiblement pas dormi depuis plusieurs nuits comme cela lui arrive de temps en temps. Trop souvent. Cela n’augure rien de bon. C'est dans ces moments qu'il divague ou devient d’une lucidité tranchante, bienvenue ou insupportable, c'est selon. Certains le prennent pour une sorte de sage (ceux-là m’énervent un peu plus que les seconds) d’autres le trouvent tout simplement insignifiant, pompeux et rempli de prétention. Moi? Je suis son ami, le seul peut-être. Et je le dis sans prétention! Je ne le prends pas toujours au sérieux, chose, je crois, qu'il apprécie chez moi. Je me fous un peu de sa gueule, n’étant sur le moment que peu impressionné par ses éructations iconoclastes mais aussi, parfois, surpris de leur pertinence après-coup J’ai donc pris l’habitude de retranscrire de mémoire ses paroles, nos discussions, ses monologues, ses éclairs de génie (j'exagère...mais c'est mon ami...) comme ses divagations ineptes et sans conséquences. Je suis en quelque sorte le Watson d’un Holmes de la pensées, de la tchatche et du verbe, toute proportion gardées bien entendu. Fasciné, méfiant, amusé, admiratif et gouailleur, proche et loin à la fois. Je peux aussi le détester mais sans jamais perdre le sens de la mesure, sans une certaine forme de respect autrement dit. Entre deux bouchés, c’est à la blague que je lui dis à quel point j’admire le talent qu’il déploie pour se faire des ennemis.
“Je préfère mes ennemis, ceux qui se déclarent comme tels, aux faux amis! Je m’accroche, je perds pied parfois. Pas facile de croire encore dans l’humanité. Que reste-t-il d’humain à cet humain? Quelques pépites par-ci par-là, pas de quoi fouetter un chat. Heureusement il y a les animaux, la nature, le ciel, le vin et les bonnes blagues. L’homme doué de raison? Oui, comme le chien doué de parole! Dans l’ensemble il - l'humain...- manifeste une irrationalité tout à fait lourde de conséquences. Une machine à savoir. Voilà à quoi me fait penser l’homme. Un ordinateur. Cette chose dont les composantes n’ont rien à voir avec l'information accumulée. A-t-on déjà vu un ordi s'humaniser par le savoir qu’il portait en lui? L’homme reste aussi petit et mesquin même après avoir écouter Bach ou Coltrane, après avoir lu Platon ou la bible, après avoir louangé son dieu ou découvert une nouvelle planète, après avoir reçu doctorats et nobels, il reste inconséquent tout en sachant que son mode de vie est un suicide. Est-ce raisonnable? Quel imbécile peut encore prétendre cela?"
-Mais comment diable peux-tu dire des âneries pareils! De quel droit, comme tu le fais, mets-tu tout le monde dans le même panier! Et tous ces gens qui...
-N'ai-je pas parlé de quelques pépites?
-Trop peu!
"On vit en vase clos, chacun dans sa bulle, inconscient ou pire, lâche. Conscient mais trop faible pour agir, trop bien dans sa merde, au chaud, avec l’odeur rassurante de ce qu’on a bouffé la veille. Nous reprenons chaque jour la même piste, le même chemin où rien ne se passe, rien ne change, rien ne bouge. Ou alors on fait semblant, on s’agite, on partage de l’information qu’on sait inutile sur les réseaux sociaux, de l’information qui, encore une fois, ne nous changera pas, que l’on consulte sans être vraiment concerné ou alors le temps d’une petite indignation satisfaisante pour notre bonne conscience, spectateur infini, assis sur notre cul d’érudit à la petite semaine. Pollution de l’esprit, détritus devenant armure derrière laquelle on mijote de petites stratégies miteuses pour l’avenir de l’homme. Insupportable de complaisance, on se cache derrière cette connaissance, paravent, masque de notre médiocrité de pensée. Lire les philosophes ne fait pas de nous des philosophes. Cela fait de nous des lecteurs.”
Stupeur autour de la table...On proteste mollement. Je souris à voir le visage décomposé de certains convives. Pas par méchanceté. Jean a le don de retourner les gens comme un gant. Pour le meilleur ou pour le pire, il ne laisse pas indifférent, ce qui n’est vraisemblablement pas le cas des deux professeurs assis avec nous. Exemples presque parfaits d’êtres profondément ennuyeux qui ne comprennent pratiquement rien à ce qu’ils savent...deux cas intéressants, deux produits universitaires typiques. On ne leur a jamais appris à lire entre les lignes comme me dira plus tard mon ami, que les lignes, que les lignes!
“Au fond, pour certains d'entre nous, nous savons que nous ne sommes pas sérieux. On joue, on fait semblant mais ce qui motive la majorité nos actions c’est notre bien être, notre auto-satisfaction. Se sacrifier pour l’autre, pour le prochain, pour l’humanité n’entre que très rarement dans les choix qu’on se donne. Mourir pour garder son pouvoir d’achat ne se rencontre que très rarement, ne croyez-vous pas?" Son oeil moqueur survole la table.
Malaise grandissant de nos deux professeurs, en grève depuis quelques jours.
Même sacrifier soi pour soi est à peu près hors de question. Ou alors il faut que l’autre le reconnaisse. Grandir non pas pour la beauté de la chose mais pour prendre plus de place, devenir le point d'attention, se mirer dans une eau glacée et se trouver beau, et grand, et admirable. L’issue la plus probable, à l’instar de Narcisse, est le suicide - collectif - ou un désespoir mortifère. C’est bien le chemin pris.”
Tu en es un bel exemple! On rit autour de la table.
Sauvé par le sujet, l’un des deux professeurs attrape la balle au bond et, après avoir traité Jean de cynique, nous entretiendra pendant une bonne demi-heure du mythe de Narcisse sous le regard goguenard de mon ami. “Lire les philosophes ne fait pas de nous des philosophes. Cela fait de nous des lecteurs.”