"le conservatisme, pris au sens de conservation, est l'essence même de l'éducation"
Hannah Arendt
Au fil des siècles la langue française a évolué ou plutôt subi des changements devrait-on dire car si elle n'a pas toujours reflété les mentalités qui oeuvraient au sein de la société elle s'est néanmoins transformée et ce de façon notoire. On l'accuse aujourd'hui d'être machiste - la formule bien connue "le masculin l'emporte sur le féminin" servant de point de départ pour illustrer souverainement le peu d'espace laissé aux femmes dans notre société -. Les choses étant souvent plus compliquées qu'elles n'y paraissent, j'aimerais soulever quelques points qui, je l'espère, mettrons en perspective cette accusation qui, sans pour autant être totalement fausse, me semble quelque peu précipitée.
Je dois avouer que ma petite recherche trouve également son origine dans la lecture inconfortable de textes du fait de leur féminisation, ces ajouts de "e" ou "es" ou de "-e" ou "-es" à la fin de certains mots cassant leur rythmique ou leur flot. L'oeil accroche, la pensée suit. J'y vois là aussi une certaine forme de féminisme mondain qui ne va pas sans quelquefois m'agacer.
Vouloir changer une langue de manière volontaire me semble provenir d'une fausse lecture de la représentation des rapports entre celle-ci et la réalité sociale. La société changera-t-elle par la lourdeur des textes féminisées ou alors la langue se trouvera transformée par l'évolution de nos mentalités? Et encore! Celle-ci le fera souvent avec du retard et même, parfois, elle contredira l'évolution des mentalités. Ainsi, dans l'histoire de la langue française, on notera un arrêt des créations de nouvelles formes féminines dans les années 20, période où plusieurs contraintes ont été rejetées par les femmes. Regardons tout cela d'un peu plus près.
Quelques comparaisons
L'arbitraire
Le soleil et la mort n'ont pas de sexe. Respectivement masculin et féminin en français, ceux-ci deviennent féminin et masculin en allemand. Le pou, le grillon ou le homard ne sont pas forcément des mâles comme la girafe, la panthère ou une hirondelle ne sont des toujours des femelles. Un homme peut être une victime et une femme un témoin. Un homme, une canaille et une femme un exemple à suivre ou un parangon de vertu.
Il est cependant vrai qu'il existe un plus grand nombre de mots masculins pour désigner des êtres de sexes féminins. Signe d'une société machiste? Possible et sans doute probable mais cela n'explique pas tout.
Une langue est le reflet des pratiques sociales des individus qui la parlent. Par exemple, on trouvera chez les inuits des dizaines de façons de décrire la glace et la neige ou encore des centaines de qualificatifs pour distinguer les chameaux dans la langue arabe. Ce n'est pas le cas du français. Il me parait évident que la langue illustrera le caractère d'une société, le traitement et la place qu'elle donne aux individus et aux choses qui la composent.
Dans le temps et ailleurs
Il semble bien qu'au Moyen Âge la féminisation des mots se faisait plus fréquemment. Ainsi, pour n'en nommer que quelques-uns, Vainqueresse, jugesse, miresse (médecin), bourelle (féminin de bourreau), charlatane, tyranne, librairesse, chasseresse, (j'arrête là, mon correcteur s'affole!). On en trouvera encore des centaines...Qu'est-ce à dire? Que le Moyen Âge, période historique vue comme celui où les femmes (selon nos préjugés?) n'avaient aucune place ni aucun droits serait plus féministe ou moins sexiste que la nôtre? Nous parlons pourtant souvent de la mentalité "moyenâgeuse" des phallocrates et des machistes...La langue est-elle vraiment et toujours le reflet d'une société? Il semblerait à tout le moins que la langue populaire s'accommode plus facilement des féminins que la langue académique. Rappelons que l'académie française a vu le jour le 22 février 1635. Est-ce à dire qu'on retrouve moins de préjugés et de stéréotypes sexistes dans les classes populaires que du côté des élites?
Dirigeons-nous vers l'Espagne. Ce pays utilise la terminaison en "a" pour féminiser les métiers et ce de façon systématique. On le voit, le français éprouve plus de difficultés à faire de même. La société espagnole est-elle pour autant plus égalitaire et moins sexiste que son voisin? Ou sa voisine...? Langue miroir...déformant?
Le masculin ne l'emporte pas toujours
Cette formule donne pas mal d'urticaire à beaucoup de féministes: "le masculin l'emporte sur le féminin". Le français serait cette langue sexiste et inégalitaire, source de beaucoup de maux (sans jeu de mots), reflet d'une société machiste. Voyons ailleurs.
Dans la langue allemande le masculin ne l'emporte pas toujours sur le féminin. Les déterminants, pour employer le vocabulaire contemporain (les déterminatifs si vous voulez), der, kein, dieser, jener, welcher prennent au pluriel la forme du féminin et le pronom er (il) se féminise en sie au pluriel. Une fois traduit nous aurions en français des phrases du type "Ce garçon et cette fille sont amoureux, elles s'embrassent". Chez les Hongrois on ne fait pas de distinction de genre pour le pronom à la troisième personne: ö signifie il/lui/elle et ök ils/eux/elles. En iroquois c'est le féminin qui fait office de générique. Toutefois les femmes sont classées dans les...inanimées. Mêmes athées et matérialistes, personnes ne se réjouira du fait d'être défini comme "sans âme". Toutes ces langues sont-elles le reflets de sociétés où les femmes auraient le même statu que les hommes? On peut certes en douter.
Plusieurs féministes proposent de remplacer la règle d'accord qui veut qu'au pluriel le masculin l'emporte sur le féminin par une règle dite de voisinage ou de proximité selon laquelle l'adjectif s'accorderait en genre et en nombre avec le mot plus proche. Pourquoi pas? D'ailleurs cette règle a déjà existé en latin et en...français. On dira en latin Bonus pater et mater (bon père et mère) et Bona mater et pater (bonne mère et père). En français c'est jusqu'au 17ème siècle que cet accord subsiste. On peut lire chez Corneille: "sa bonté, son pouvoir, sa justice est immense" et chez Racine: "Armez-vous d'un courage et d'une foi nouvelle". C'était parfois mieux avant?
On l'a vu, la langue peut être un reflet d'une société mais ce concept est à prendre avec précaution. Encore une fois l'histoire nous démontre que les choses ne sont jamais simples et que faire table rase du passé avec des phrases creuses comme "parce que nous sommes en 2017" tend à démontrer, au final, une ignorance et une prétention abyssale, dans certains milieux, bien contemporaine.
Source: André Perrin, Scènes de la Vie Intellectuelle en France : l'intimidation contre le débat, Ed. l'Artilleur. Préface de Jean-Claude Michéa