La philosophie c'est la confession d'un corps
Nietzsche
La philosophie c'est en premier lieu quelque chose qu'on vit, pas qu'on pense.
Le hasard m’a fait naître ici plutôt que là, à ce moment plutôt qu’à un autre, avec mes capacités intellectuelles et physiques limitées, ma compréhension approximative du monde, ce sentiment récurent d’insuffisance et d’impuissance face aux souffrances ; et cette colère qui n’en finit pas d’être nourrie quotidiennement par la foudroyante ténacité de la bêtise, de la complaisance, de la suffisance, de la violence, de l’aveuglement, de l’étroitesse de vue, du manque de hauteur, de largeur, de profondeur de beaucoup d’esprits, sans compter sur le très désagréable sentiment de faire parfois partie du problème!
Je sens comme un étau qui se resserre, un feu qui se meurt faute d’oxygène, une épée, que dis-je ! une chape pointue et effilée (!) de Damoclès, un nuage sombre qu’aucun vent ne vient emporter, et que parfois, peut-être, de légers souffles viennent s’y briser, se perdre dans la tourmente, souvent anonymes, inutiles et pourtant indispensables.
Tout ceci je le sens au plus profond de moi, je l’observe, je le vois, le constate. Je constate l’ennuie sublime que me procure les gens sérieux, dans le très mauvais sens du terme, les gens sérieux, affairés, tendus, « concentrés », qui s’inventent des problèmes de riches, des pensées de gens se croyant immortels, des actions et des postures d’ignorants parce qu’agissant en oubliant ou feignant d’ignorer qu’il leurs reste, de toute façon, que peu de temps à vivre. En regard de l’univers, nous sommes des éphémères.
Alors on s’invente des convictions, de fausses solutions, on crie, on s’insulte, on aboie, on se désole, on s’apitoie, on s’indigne du comportement des autres. Toujours. La lâcheté prend des formes d’héroïsme, le calcul celui d’intelligence, la cupidité sous prétexte de sécurité nationale, la guerre comme moyen de parvenir à la liberté, la démocratie cheval de Troie de bien des turpitudes. Et les droits de l’homme.
Et pourtant...
Tout cela s’efface devant des choses insignifiantes - en apparence - pour m’éblouir du fait d’être vivant. Sourire, geste, attention, regard. Un mot, une rencontre. Beauté et stupéfiante intelligence de la nature, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Nous côtoyons cet infini quotidiennement et y sommes bizarrement et extraordinairement indifférents.
La vie n’a pas de sens en soi. La logique horizontale humaine, cause et effet, ne peut qu’aborder ce tout que par morceaux, par petits bouts. Même en étudiant les pièces d’un casse-tête de très près, une à une, il nous sera pratiquement impossible de l’assembler si nous n’avons pas au préalable une représentation globale de l’image que nous tentons de reconstituer.
Voilà le monde dans lequel je vis. Un monde où beaucoup de gens se passionnent pour les morceaux d’un casse-tête sans savoir exactement à quoi ils peuvent bien correspondre.