Le monde des idées est formidable. L'être humain se distingue de tout le règne vivant par cette capacité à formuler des concepts et éventuellement leurs donner vie. Passer de l'abstrait au concret, construire, élaborer, bâtir, inventer et concevoir des outils, des machines de plus en plus efficientes, des sociétés de plus en plus complexes. Simplement jeter un oeil autour de nous nous permettra de nous rendre compte de l'extraordinaire capacité de la pensée. Tout ce que l'homme a construit a d'abord été rêver, penser, cogiter. Du tire-bouchon à l'ordinateur sophistiqué sur lequel j'écris ces mots.
Le cerveau interprète le monde qui l'entoure suivant sa culture, ses croyances (croire en un dieu ou pas, c'est toujours prendre position), sur les connaissances qu'il a engrangé, son expérience, sa sensibilité etc.. Même avec l'intention la plus pure qui soit il restera toujours une part de subjectivité dans les tentatives du cerveau humain d'expliquer le monde, l'univers. La connaissance sera toujours non seulement partielle mais "filtrée" par notre bagage culturel, religieux, social, politique.
Même la science, que l'on croit absolument objective, n'échappe pas à cette subjectivité à certains niveaux. Malgré ses succès extraordinaires, la science porte en elle le bagage idéologique du 19ème siècle, à savoir le matérialisme. Or le matérialisme est une profession de foi, une croyance, un système de pensée qui n'a rien de scientifique. C'est une philosophie.
"À travers le monde entier, les scientifiques savent que les doctrines matérialistes font partie de la règle du jeu pendant les heures de travail. Bien peu les remettent ouvertement en question, à moins d'être à la retraite ou lauréat du Nobel. Et par déférence envers le prestige de la science, la plupart des gens cultivés se montrent, en public, d'accord avec la pensée orthodoxe quelle que soit leur opinion personnelle." Rupert Sheldrake, Réenchanter la science, Albin Michel, p. 34
Il existe bien des chemins qu'il est préférable d'éviter si l'on veut être pris au sérieux, que certains objets de recherche, dictés par la philosophie matérialiste, sont tabous.
Plus loin on peut lire: "Dans son livre La structure des révolutions scientifiques (1972), l'influent historien Thomas Khun estimait qu'en période "normale", la plupart des scientifiques partagent la même conception de la réalité et de la façon de poser les problèmes, qu'il appelle un paradigme. Le paradigme régnant définit quels problèmes peuvent être soulevés et comment y répondre. La science normale se tient à l'intérieur de ce cadre et tout ce qui n'y entre pas se trouve évacué, nié. Mais les faits anormaux finissent par s'accumuler jusqu'à un point de rupture. les changements révolutionnaires surviennent quand les chercheurs adoptent un nouveau cadre de réflexion et de pratique plus large, permettant d'incorporer les faits précédemment qualifiés d'anomalies. Avec le temps, un nouveau paradigme apparaît, qui devient le fondement d'une nouvelle phase de science normale."
On le voit bien, la science vu sous cet angle n'échappe pas à cette part de subjectivité, même si celle-ci n'est que temporaire.
La pensée projète ou se rappelle (en fait elle se souvient toujours, même du futur). Elle le fait toujours à partir des données dont elle s'est dotée par l'étude, l'expérience, l'observation. Elle formule constamment des idées sur le monde passé et futur. La connaissance de l'Histoire, même celle des plus brillants historiens, est toujours partielle et par le fait même, dans le meilleur des cas, vraie en partie seulement, c'est-à-dire...fausse. Même un évènement récent, datant de quelques minutes sera présenté de différentes façon par les témoins présents. Ils auront vu la même chose mais leur "imaginaire" aura teinté les faits et gestes se déroulant sous leurs yeux. Imaginez maintenant des évènements datant de plusieurs dizaines, centaines ou milliers d'années! Malgré les recherches, la documentation, les recoupements etc. tout cela finira par l'interprétation du penseur qui aura réuni toutes ces preuves. Demandez à trois historiens, un russe, un chinois et un américain, de faire un résumé de la dernière guerre mondiale et vous aurez trois histoires complètement différentes! Quelques principaux faits seront énoncés mais cela ne sera pas suffisants à un hypothétique extra-terrestre de savoir ce qui s'est réellement passé. C'était pourtant la même guerre...
Rien de bien nouveau vous me direz. En effet. Ceci m'amène cependant à me questionner sur ce qu'est le réel. Psychologiquement, si vous m'avez suivi, il n'y aurait que le présent qui soit réel. Si la pensée imagine, jusqu'à un certain point, le passé et invente le futur, le seul réel possible, psychologiquement (il est important de le préciser), est donc le présent. Ça, la pensée ne peut y accéder sachant ce que l'on sait sur elle. Elle ne peut qu'évoluer et se déployer qu'à partir de ce qu'elle aura retenu: le savoir et/ou la connaissance. Allons un peu plus loin.
Qui sommes-nous? Imaginons un instant que notre mémoire nous "lâche", que la pensée nous déserte totalement. Que reste-t-il de notre "moi", de tout ce qui définit une personnalité? Plus de passé, plus de goûts et d'opinions, plus de croyance ou de certitude, plus de futur non plus, plus de projection ou de "j'imagine et vais me conformer à cette idée". Vous me direz c'est le retour à l'animalité. Que du présent, pas de passé ni de futur. Ne soyons pas naïf, ce monde sans pensée serait invivable. Mais...
Un monde sans pensée ne veut pas dire un monde sans intelligence. On confond trop souvent intelligence et mémoire, même s'il peut exister une passerelle entre les deux. Pas toujours! Nous connaissons tous des gens qui ont accumulé du savoir mais qui sont incapables de saisir le monde dans lequel ils vivent. Beaucoup de spécialistes sont sujets à cette carence, diserts et capables dans leur spécialité mais affublés de cécité partielle voire totale pour le reste. Dangereux si je puis me permettre. On aura ainsi des médecins en mauvaise santé, des psychologue "à côté de leurs pompes", des politiciens égoïstes, des savants travaillant sur des engins à tuer, des philosophes bouffés par l'angoisse, des artistes inattentifs et coupés du monde, des sociologues "idéologiques"etc..
La pensée est nécessaire dans des domaines particuliers, ai-je besoin de le rappeler? C'est une évidence. Là où elle devient inutile et même dangereuse est aussi, pour moi, une évidence. La pensée est incapable de saisir le présent, le réel. Je dirais même qu'elle le redoute ce réel. Pourquoi? Parce que saisir le présent c'est sa mort. Les philosophies orientales, mais aussi occidentales dans une moindre mesure, se sont penchées sur ce fait qui me paraît hautement intéressant. Nous vivons dans une société qui fait l'apologie de la pensée et va même jusqu'à refuser toute approche s'éloignant de cette doxa. En tout cas on se méfie des gens qui affirment que la pensée doit rester à sa place. Cela paraît tellement extravagant de dire cela!
L'attention-est inattentif celui qui pense (juge, jauge, nomme, soupèse) pendant qu'il observe-ne se déploie qu'en l'absence de la pensée. Cela paraît tellement simple et anodin que nous passons à côté, sans y prendre vraiment garde. Nous sommes une grande majorité à passer une vie tissée et construite d'inattention, comme une laisse qui nous lierait à jamais au passé et au futur. Une vie de chien...
Quel lien avec la musique? L'improvisation fait appel à cette capacité à "gérer" le présent, à y faire face, avoir les deux pieds dedans. L'inattention est une faute grave à mon sens quand il s'agit de musique et d'improvisation. Comme je le prétends plus haut des liens peuvent exister entre le savoir et l'intelligence mais ils ne sont pas automatiques. L'intelligence peut se servir du savoir mais jamais le savoir ne débouchera sur l'intelligence. Mais quand sommes-nous intelligents?
Nous sommes intelligents quand nous laissons au silence le soin de faire son travail. L'intelligence apparaît toujours entre deux pensées, elle pourra éventuellement la faire naître, lui donner un souffle de vie, la sortir de son côté mécanique (dont elle ne se départira pourtant jamais tout-à-fai), lui donner sa logique et finalement...sa raison!