"La mauvaise conscience accompagne souvent la mauvaise foi"
Des mois que je n'avais pas vu Jean. La rédaction prenait tout mon temps et je dois avouer que ses idées avaient tendance à remettre en cause la rédaction de mon mémoire, en ce sens que mon ami me forçait à me remettre en question, moi et mon travail. Tout ce que je voulais c'est terminer ce foutu mémoire et me trouver un bon job. Dans ma famille, ce qu'il en restait, Jean était devenu persona non grata comme on dit. De nombreuses frictions à chacune de ses visites rendaient notre amitié difficile et, peut-être par faiblesse de ma part ou intransigeance de la sienne, nous avaient éloigné. D'un autre côté il ne se passait pas une journée sans qu'un texte, un article, un auteur me remette en mémoire l'une ou l'autre de ses idées ou réflexions. Pour être franc, il me manquait. Ou c'était moi qui le manquais...
La neige avait disparu. Printemps précoce. Des voiliers d'outardes avaient été vus dès février. Noël, cette fête devenue insupportable de niaiseries avec ses réunions familiales obligatoires, les remises de présents fortement recommandés par les marchands flairant la bonne affaire, les premiers dégueulis de décorations, les orgies de couleurs visibles dès octobre sur les maisons, les arbres, les rues...partout! Toute cette agitation publicitaire avait suivi celle aussi horrible, voire pire, j'ai nommé: l'halloween. Bref l'humanité avait une fois de plus survécu au mauvais goût et à l'abrutissement festif des médias. D'ailleurs a-t-elle vraiment survécu?
Comme c'est drôle...Il n'y a pas si longtemps j'aurais fait l'apologie de ces fêtes...Jean...
De l'eau partout! La neige disparaissait à vu d'oeil, comme neige au soleil. Il me tardait d'enfourcher mon vélo et goûter un peu de cette nouvelle saison. Il m'attendait. Je l'avais astiqué, huilé, réglé ses freins, vérifié la pression des pneus, graissé la chaîne, les moyeux, retendu et rééquilibré les rayons. Prêt à bondir le vélo. Souriant, pimpant, optimiste. Silencieux. Le vélo c'est un chat. Un peu le contraire de Jean...Peu souriant, mal fagoté, pessimiste le Jean. bruyant? Non...quand même...Bouillant? Oui.
Les premiers coups de pédales m'ont transporté dans le quartier où habite mon ami. Tiens donc! Est-ce que ces mois sans nouvelles ont distendu les liens d'amitié? Pas en ce qui me concerne. Je ne l'ai jamais quitté. Vous avez compris. Lui? Avec Jean on ne peut être sûr de rien! Imprévisible (ce que je comprends de lui à tout le moins) et détaché. Jean difficilement cernable, beaucoup de mes amis le trouvent...
Une voix derrière moi.
Hé! Connard!
Le temps de me retourner pour localiser cet aimable voix...
Une flaque d'eau, un nid-de-poule...La culbute...Le noir. Je flotte, j'entends un crissement de pneus, des voix...Je reviens à moi, on m'entoure. J'ai mal au genou droit, ma tête est dans mon coeur ou l'inverse. À chaque battement mes oreilles bourdonnent.
Appellez une ambulance! La police! les pompiers! Ça n'a pas d'allure des routes si mal entretenues! La ville est responsable! Il ne porte pas de casque le malheureux!
Toutes ces voix si lointaines et proches à la fois...
Je sens une paire de bras qui...
Non! Faut pas le bouger! Il est peut-être touché au dos, à la nuque! Je repart. Le noir à nouveau.
On dit le noir mais en fait c'est faux. Pas de noir ou de quoi que ce soit. Rien. Je retombe dans le rien. Et je m'y sens bien...Je m'y sens "rien" en fait...Après-coup quand j'y repense, cet état est indescriptible avec des mots. La pensée n'a pas accès au rien. Son essence même le lui interdit. La pensée implique le temps, sortir du temps c'est sortir de soi-même. Il me semble.
C'est là. C'est tout. Je ne pense plus, je ne suis plus mais "ça" est là. Comme une nuit sans rêves. "Ça" existe, sans mémoire. Pas de mémoire pas de temps. Juste une impression sans rien sur quoi s'appuyer, une impression sans l'intervention des sens. Rien d'horizontal. Un vertical vertigineux sans souvenirs. Que de la conscience impersonnelle? C'est possible ça?
Toujours ce mur quand je tente de raisonner l'état dans lequel j'étais. Ou "ça" était...Je n'y arrive pas.
Réveil pénible. Une odeur d'alcool. J'ai trois fois mon âge. Mon corps précède ma pensée. J'ai mal.
Mon vélo?
T'inquiète connard...
Il y avait dans ce "connard" beaucoup de tendresse.
Jean?
Je suis chez Jean. Manquait plus que ça.
Il sourit.
-Il va bien ton vélo! Un peu amoché comme toi mais il va survivre...Et toi? Ça va?
-D'après toi? Mais qu'est-ce qui pue comme ça?
-Toi. J'ai nettoyé ton genou. Pas grave...Une bosse sur la tête, un coude qui ressemble au genou...Ils voulaient t'envoyer à l'hôpital, rameuter les flics....Tout le bazar! Et tu t'es fait dessus.
-T'es sûr que je vais bien?
-Plutôt à toi de me dire.
-Je crois que oui...C'est donc toi qui...
-Oui. Je ne pensais pas que tu...comment dire...que tu perdrais les pédales...
-Très drôle!
Je pouffai malgré moi...Aie! Mes côtes!
-Tout va bien alors...
Je passai quelques heures chez lui le temps de me remettre de mes émotions (et de me nettoyer...). Une conversation un peu décousue vu mon état. Un thé, des nouvelles, un rendez-vous pour la semaine suivante. Jean semblait heureux de me voir. J'avais un peu forcé le destin en me rendant dans son quartier, sans doute avec l'espoir d'une rencontre fortuite. Je n'aurais jamais osé frappé à sa porte.