Je me nomme Pierre-Alexandre David Simard Côté Lévesque Godin. Mes amis (les filles aussi) m'appellent PA (prononcez à l'anglaise PI-É). C'est plus court. Mes parents et grands-parents ont toujours été pour l'égalité. C'est lourd mais ce n'est que justice. L'égalité est parfois ridicule vous me direz! Chacun ses opinions.
"Actuellement notre prétendue éducation détruit impitoyablement l’intelligence créatrice."
J. Krishnamurti
Après ce coup de téléphone et la fin plutôt sèche de notre entretien, je fus encore moins apte à poursuivre mon travail. Jean m'avait un peu choqué (mais pas surpris) avec sa position extrémiste concernant les artistes et leur soi-disant disparition. À l'instar des animaux en voie d'extinction, allait-on, dans le futur, créer des parcs à leur intention? Quand cette idée me traversa l'esprit j'esquissai involontairement un sourire.
Quelques jours plus tard, Jean passa chez-moi pour m'inviter au concert d'un groupe, fameux selon ses dires, au Théâtre du Nouveau Rideau Rouge. Ce fanatique de jazz, comme tous les fanatiques, voulait absolument que j'épouse sa cause. C'est donc sans répit qu'il me conviait à partager ses soirées où cette musique faisait vibrer les coeurs et parfois les murs.
Malgré son bon vouloir, ses explications, nos écoutes sélectives et actives, prêts de livres sur son histoire, son évolution, je restais de marbre face au jazz et plutôt dubitatif quant à sa passion. Je me demandais ce qui pouvait bien toucher à ce point mon ami.
Je le dis bien candidement, cette musique restait incompréhensible, je n'arrivais pas à trouver les clés qui m'auraient ouvert les portes de ce monde: désordonnée, partant dans tous les sens, ésotérique, réservée à une élite qui partageait certains code (lesquels?), élitiste donc, intellectuelle et sauvage à la fois, brouillonne. Après réflexion je pensai qu'au final cette musique ressemblait étrangement à mon ami!
Je confiai à Jean mes sentiments et fût surpris de voir mon ami partager mes doutes, pas tous, concernant cette musique.
Tu sais PA, dans le jazz comme ailleurs, beaucoup de ceux qui le pratique ne le font pas pour les bonnes raisons. Bien sûr, il est humain de vouloir briller, exister, être reconnu par l'autre et tout le tralala, mais certains dépassent des bornes qu'il ne vaudrait mieux ne pas dépasser. Il abandonnent, quand ils vont trop loin, une dignité et par le fait même toute crédibilité. Leur travail devient alors objet de consommation et l'intérêt premier de cet objet est de le vendre.
N'as-tu jamais remarqué? Qui invite-t-on le plus souvent dans la plupart des émissions culturelles? De qui parle-t-on dans les revues, les journaux? Dans 95% des cas, de ceux qui vendent! Pourquoi? Parce qu'un journaliste ne pourra pas inviter une personne qui ne le fera pas briller! Quand tu invites une vedette, c'est un peu de sa popularité, de son "aura" qui déteint sur toi!
À mon sens, poursuivait Jean, nous vivons dans une société où d'un côté, l'individu est devenu et le point de départ et le centre et le point d'arrivée, sorte de serpent se mordant la queue en y prenant un plaisir fou et de l'autre côté, c'est qu'il n'y a plus d'individu!
-Tu vas me refaire le coup du "il n'y a plus d'artistes" persiflai-je
-C'est lié. Plus d'individus mais quelque chose se rapprochant du clonage. Des individus mais de moins en moins "différenciables". Faits sur le même moule, sortants de la même matrice. Propagandés, lavés, programmés sur le même logiciel: l'école, le système éducatif. Ne vois-tu pas qu'on se dirige vers une sorte d'indifférenciation générale?
Mozart et Madonna, Proust et Beigbeider, Molière et Matte, Brel et Céline (la chanteuse!), Platon et BHL. Tout à tendance à s'équivaloir dans la tête des gens et finir par des questions d'opinions. Moi je (ah! combien de phrase commence par "moi je") préfère ceci à cela, cela à ceci, "c'est mon opinion" et autres "les goûts ça ne se discute pas"! Non! Mais ça s'éduque, le goût...
-Tu ne trouves pas ton discours un peu élitiste?
-Je m'attendais bien évidemment à cela! C'est même le premier argument (et le plus facile) que la plupart des gens avanceront. Et ceux qui avanceront ce mol argument seront souvent ceux qui ne ferons jamais de véritables efforts pour dépasser leur opinion.
Je peux te poser une question?
-Essaye toujours...
-Est-ce que toutes les opinions se valent?
-Chacun ses...
-Opinions...Tu fais partie, mon pauvre ami, des ces gens qui répètent les mêmes phrases toute faites sans réfléchir...L'indifférenciation...
-Je te remercie beaucoup...
-En plus, tu ne réponds pas à ma question! Est-ce que toutes les opinions se valent? Sont équivalentes en qualité?
J'étais bien obligé de répondre par la négative...Un plombier aura un avis plus sûr sur un problème de plomberie que le meilleur des musiciens, cela va de soi. Mais peut-être il en allait autrement avec les arts...Est-ce qu'un musicien pouvait avoir un avis plus sûr concernant la musique que le meilleur des plombier? Ou n'était-ce qu'une question de goût?
Je fis part de ma réflexion à Jean.
Évidemment PA, tout le monde peut en effet préférer ceci à cela mais on doit aussi admettre que placer sur le même plan les "Concertos Brandebourgeois" et "Twist and Shout" n'est pas raisonnable. Il y a une différence de qualité, tout en étant tous les deux pertinents.
La qualité de réflexion d'abord, la recherche d'équilibre, la passion du mot ou de la note juste, le développement des idées, de leur imbrication et leur révélation les unes par rapport aux autres...Et bien d'autres choses!
-J'en reviens à l'élitisme mon vieux. Tu es élitiste sans le savoir...ou en le sachant très bien!
-Non. J'aime Bach et les Beatles mais je suis conscient de leur degré respectif.
Cela me paraissait raisonnable.
Bon, reprit Jean, tu admets donc qu'il y a des degrés de qualité dans l'opinion. Pour les raisons évoquées tout-à-l'heure, en bref: l'expérience, un certain savoir, des connaissances mais surtout, pour que tout cela prenne un sens, du relief, à savoir: la sensibilité! Ou cette fameuse individualité, en d'autres termes, qui semble disparaitre!
La question suivante me parait évidente!
-Ah bon?
-Oui! Comment développe-t-on cette sensibilité?
-C'est en effet une bonne question...
-Par plus de savoir? Plus d'étude? En accumulant plus d'informations? Ce qu'on désigne aujourd'hui par la culture? Qui n'est en fait qu'un ramassis de données sur divers sujets!
-Aucune idée...Peut-être...
-Tsss...On pourrait se demander par moment à quoi servent toutes tes années d'études...Les ordinateurs peuvent accumuler beaucoup plus d'informations qu'un humain ne pourra jamais faire, sont-ils sensibles pour autant?
-Oui, bon, alors?
-Qu'est-ce qu'un ordinateur ne pourra jamais faire?
-...
-Prendre de la distance par rapport à lui-même, observer sans qu'il y ait d'observateur. Autrement dit "fonctionner" sans être là! Pure observation sans jugement, sans nommer, sans parole, sans point de vue!
-Et tu crois que cela peut rendre sensible? Mmmm...
-Qu'est-ce que la sensibilité si ce n'est la capacité de voir, dans son ensemble et dans le détail ce qui nous entoure, dans sa globalité et dans l'instant? On accumule de l'information en étant concentré mais on (se) rend sensible en étant attentif. L'attention englobe, la concentration exclut.
-Quel rapport avec la perte d'individualité? Au fait, comme tu dis, qu'il n'y aurait plus d'individus?
-Mais parce qu'il y a une perte incroyable de sensibilité!
-Là je ne te suis plus...
-C'est pourtant simple! Si une personne ne "sent" plus les choses, elle devra se raccrocher à des opinions qui souvent d'ailleurs ne seront même pas les siennes mais celles qu'on lui aura "suggérées", imposées serait plus juste, depuis son enfance. Perte de sensibilité, perte d'individualité, perte de créativité.
C'était tiré par les cheveux son truc...
Mais pourquoi donc j'aimais ce type qui aimait une musique que je ne pouvais souffrir? Cette personne qui prétendait qu'il n'y avait plus d'artistes, et maintenant plus d'individus?
Pour dire vrai, vous mesurerez l'angoisse que ses paroles avaient sur moi...
J'avais presque hâte qu'on parte pour le concert!