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12 mai 2015 2 12 /05 /mai /2015 16:14

La douceur triomphe de la dureté ; la faiblesse triomphe de la force.

Lao-Tseu

Cela faisait plusieurs jours que je n'avais pas de nouvelles de Jean. D'habitude nous nous téléphonions pour prendre rendez-vous ou tout simplement pour jaser un peu. Avec le retard pris dans mon travail, je n'avais pas donné de mes nouvelles et lui...La rédaction prenait tout mon temps et je séchais sur des textes un peu rébarbatifs. Panne d'inspiration, panne d'idée, panne d'enthousiasme. Dans le désordre. Il était peut-être temps que je sorte de mon mémoire et que j'aille chercher un nouvel élan ailleurs, hors de mon sujet.

Un coup de fil. Pas de réponse. Deuxième coup de fil quelques heures plus tard. Toujours pas de réponse.

Était-il encore dans un de ses moments où il ne communiquait avec personne? Ça lui arrivait assez souvent de prendre des pauses sociales, comme il les appelait. "Hygiène isolatoire" ou "bains de silence", Jean avait des formules bien personnelles pour nommer ces moments où il jouait (il n'aimerait probablement pas ce mot) à l'anachorète.

Je pris mon vélo. La température douce de ce mercredi soir de septembre s'y prêtait bien et pour dire vrai transforma mon périple en un pur moment de bonheur.

La caresse amicale du vent sur mon visage, le plaisir de pédaler, activité simple et répétitive qui favorise la méditation ou la réflexion, la joie de fournir un effort minimal pour un déplacement-silencieux-maximal, une sensation d'indépendance, la même qu'on doit ressentir sur un voilier quand le vent nous pousse, cet espèce d'isolement et en même temps la sensation d'être proche du paysage qui défile. Tout cela participait à ce fugitif instant privilégié. Je pensais: que de chemin parcouru depuis ma première rencontre avec Jean!

J'arrive chez mon ami, barre soigneusement ma bicyclette.

Voler un vélo! Quelle chose ignoble! Une banque, une voiture...de luxe de préférence! Un vol de banque bien fait, sans violence et qui rapporte, c'est beau! Voire admirable! Je sais, c'est illégal, mais moralement ça se discute...Voler une bicyclette? Quelle lâcheté! C'est sans défense un vélo! Ça ne demande rien, c'est souriant et sympathique! Faut vraiment être un sale con pour s'attaquer à si faible; aussi courageux que s'attaquer à une vieille ou à un vieux, un enfant...un bébé!

Je frappe et refrappe à la porte. Au bout d'un moment alors que je m'apprêtais à abandonner, Jean, en pyjama, vient m'ouvrir, pas rasé, l'oeil torve. Pas l'air content de me voir l'ami!

-Qu'est-ce que tu fabriques ici?

-Je t'ai appelé, ça ne répondais pas...

-Ça? C'est qui "ça"?

-"Tu" ne répondais pas (pas content du tout l'ami)

-Non, j'ai décroché le téléphone...Bon allez...Rentre!

-J'peux repasser une autre fois, y fait beau, un p'tit coup de vélo...j'ai pensé...

-Ça va ça va...Rentre je te dis, j'allais me faire un café.

-À cette heure??

-Quoi à cette heure? Il est quelle heure?

-Attends que je regarde mon cell...Dix heures.

-Déjà? Quel jour sommes-nous?

-C'est pas possible...Nous sommes mercredi, on s'est vu vendredi passé...Le Jazzclub, la pluie, les chats...

-...La robe rouge, oui je me souviens! J'suis pas encore sénile comme tes vieux! J'ai juste perdu la notion du temps, j'avais des trucs à faire.

Nous rentrons dans son petit appartement.

Des livres, des disques, des revues, boîtes de pizza, des vêtements-pantalons, chaussettes, t-shirts, chemises, sous-vêtements- des coussins, des crayons, stylos, des feuilles de papiers, des journaux, une lampe renversée (qui n'a pas dû fournir de lumière depuis...des lustres!), des tasses, des verres, fourchettes et autres ustensiles...Un capharnaüm bordelistique fabuleux! On ne pouvait pas faire un pas sans marcher sur quelque chose qui ne devait pas y être! Comme une vague qui aurait balayé l'appartement, le fouillis s'étale jusque dans la cuisine où Jean se prépare un kawa.

-De l'eau pour moi.

-Va te chercher un verre, regarde sous la chemise verte à ta droite.

-Tu sais te retrouver dans ce...

-Je sais où je range mes affaires!

-T'appelles ça ranger?

-D'accord, c'est pas ordonné mais...

-Et si je te demandais...Je sais pas moi...euh...Le disque de Chester Young qu'on a écouté la dernière fois?

-Lester! Lester Young! Dans l'aquarium vide, à côté de la table, sous la couverture carrelée.

-Ok! Ok! (je vérifiai quand même... et rapporta un verre)

-Regarde dans le frigo, il y a de l'eau de source. Passe-moi le litre de lait par la même occasion.

J'ouvris le frigo; se trouvait dans la porte un litre de lait ainsi qu'une bouteille d'eau, les deux contenants coincés par le portefeuille de Jean qui les séparait et les maintenait bien arrimés sur l'étage du bas.

Alors, me demanda-t-il entre deux gorgés de café, ça avance ton mémoire?

-Pas mal menti-je, mais là (me rapprochant de la vérité) je suis en panne. J'ai des textes à lire un peu rébarbatifs...chiants pour être franc!

-Pourquoi faut-il que tu te tapes ces textes?

-Pour mon mémoire pardi! Ce que tu me disais à propos de la musique, de l'effort à fournir...Et bien, c'est la même chose!

-Pas tout-à-fait, mais je comprends. Ici on parle d'un effort de compréhension intellectuel, la musique, c'est différent. Ici la volonté, là l'immersion. Concentré ou attentif, tu te souviens? Tu saisis la différence? On reçoit la musique comme on reçoit le soleil, l'effort est inutile et même nuisible en ce qui concerne la musique.

-Oui, je me souviens maintenant. Et toi? Qu'est-ce que tu as fait ces jours-ci?

-J'ai réfléchi.

-À propos de...?

-Plusieurs choses...

-Comme...

-La force de la faiblesse par exemple.

-Mmm...La force de la faiblesse...Un concept oriental non?

-Si tu veux...je préfère me pencher sur sa pertinence que sur son origine si tu vois ce que je veux dire...

-Je ne saisis pas très bien comment la faiblesse peut être...forte!

-Voyons voir...Prenons ces gens qui se disent voltairiens, pas tous bien sûr! qui sont pour une liberté de parole ou d'expression si tu veux, tant que tu vas dans leur sens, pas de problèmes! Mais si tu t'avises de diverger de leurs opinions, alors là c'est la chasse! Ils érigent des barrières, ils installent autour de toi un silence, littéralement, ils te coupent la parole. Ils te débranchent socialement.

-Pour ça tu n'as pas besoin d'eux! Tu te débranches toi-même sans leur aide!

-Oui! Et c'est pour cette raison que je suis libre. Je n'ai de comptes à rendre à personne. Je n'ai pas peur de déplaire. Je n'ai rien à défendre, pas de boulot à perdre, rien à protéger. Je suis "faible" et c'est précisément cette faiblesse qui me rend fort.

Et tes textes? C'est à quel propos?

-Ils portent sur la stratégie de communication pour faire comprendre et accepter le droit d'ingérence

-Belle saloperie que ce droit d'ingérence si tu permets! C'est pas Kouchner qui le premier a utilisé ce terme?

-Oui, j'ai d'ailleurs un texte de lui à lire

-Mmm...Dis-moi, as-tu déjà vu des faibles s'ingérer dans les affaires des forts? Ce n'est rien de moins que du néo-impérialisme sous couvert humanitaire! Cette gauche droitsdelhommiste libérale est à vomir! Elle fait tout ce que la droite rêvait de faire sans jamais oser tout-à-fait! T'as vu en France?

-Quoi?

-Ils sont en train de préparer une loi pour condamner le geste de la quenelle! Même en Russie au pire moment du communisme on est pas allé aussi loin! Et c'est pas fini! On arrête un enfant de huit ans pour apologie du terrorisme, on refuse l'entrée à une jeune lycéenne de 15 ans pour port de jupe...trop longue! Sont devenus complètement dingues!

-Faut les comprendre, après les attentats de Charlie Hebdo, tout le monde a peur!

-Si on était pas allé les emmerder chez-eux on en serait peut-être pas là!

-ce qui est fait est fait...

-Mais ça continue! L'arrogance, l'avidité, la cupidité et l'inconscience d'une toute petite partie de la population occidentale est responsable de ce désastre! Quand j'ai vu ces mêmes personnages, ce même esprit, défiler dans les rues de Paris en prétendant être Charlie, je me suis dit que peut-être je n'étais pas si Charlie que ça! Pas comme ça en tout cas!

-Oui, j'ai vu la photo...

-Truquée! Enfin recadrée pour être juste...Ça t'en dit pas long toi? Les gens se font foutre de leur gueule et ils applaudissent! En redemandent!

Encore une fois tu caricatures un peu...

-À peine.

Nous parlâmes encore une bonne heure avant que j'enfourche à nouveau mon vélo.

Sur le chemin du retour, je pensai à ces millions de gens victimes des politiques de nos dirigeants. Directes et indirectes. Des milliards peut-être...

Je me demandais jusqu'à quand qualifierait-on ces dommages de "collatéraux".

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Published by Yannick Rieu - dans Culture

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